Une bête infortune...

Quelque chose d’extrêmement inquiétant quoiqu'imperceptible, était en train de se passer.
Cette chose était trop subtile pour être identifié, mais les signes de nervosité que se mirent simultanément à manifester les membres du groupe ne mentaient pas.
L'homme-rat reniflait l'air avec insistance tandis que ses poils se hérissaient sur son dos. Il ravala bruyamment sa salive, se replia sur lui même avant de fausser compagnie à ses compagnons, en s’engouffrant dans le portail en premier.
Aron, les sourcils froncés, regarda autour de lui sans que la pénombre ne lui apprenne rien sur la nature de la menace.
De son sac à dos, il sortit un petit pistolet, le genre d'arme adapté à des civils peu rassurés, et le prit en main. Son poing tremblait : il n'avait visiblement pas beaucoup manipulé l'objet dans sa vie.
Il fit un signe à l'homme en noir et à sa fille :

"Je vous escorte !"

Puis il se tourna vers la vampire :

"Irma, tu fermeras la marche avec monsieur (son menton désigne l'homme aux verres-miroirs)."

Alors que celle-ci s'apprêtait à répondre, et visiblement pour contester, il la coupa brusquement :

"Tu es la plus puissante d'entre nous, Irma, tu le sais bien."

Cette remarque la fit sourire, dévoila ses crocs acérés.

"Allons bon, c'est d'accord, je vous couvre."

Le nain se plaça face aux portails :

"Roxanne, toi et ton papa vous passez avec moi, allons-y."

Fauché en plein torse par plusieurs balles de petit calibre, l'homme aux verres-miroirs s'écroule en arrière. Souffle court, ses lunettes de travers, il se redresse sur un coude. Son arme est déjà tendue, il ouvre le feu, très rapidement, plusieurs fois, vise approximativement l'individu à la peau grisâtre.

Aux premiers coups de feu, l'homme en noir a poussé Roxane derrière le couvert relatif d'un alignement de conteneurs poubelles étrangement identiques, démultiplication hallucinée de masses plastique débordantes de sacs puants.

Lui même tapis derrière cet abri hasardeux, il sort un Beretta noir qu'il arme d'un air presque las.

Un inspiration. Puis il émerge du couvert, tire plusieurs fois vers les deux cagoulés qui se ruent dans leur direction.

À chaque détonation, Roxane tressaille, livide, sa main crispée sur le revolver 22 long rifle confié par son père.

Face à la nouvelle menace, Aaron, qui s'apprêtait à passer le portail, resta interdit.
Si Irma ne s'était pas précipité sur lui pour le plaquer à terre, le nain aurait subit la rafale de plein fouet.
Couché derrière un tas d'immondices et de détritus, blanc comme un linge, il n'en menait pas large.
"J'ai.. j'ai.. failli.."
Il fut à nouveau bousculé par la vampire qui s'appliquait à vider une benne à ordure de son contenu putride en le répandant sur le sol.
"Pas l'temps de faire du sentiment Aron. Reprend toi, et maintenant !"
Elle planta un instant ses yeux glacés dans les siens :
"Tu es le meilleur chef de groupe que je connaisse."

Pendant ce temps, l'homme-rat s'était immédiatement recroquevillé sur lui-même. Faisant à présent la moitié de sa taille habituelle, la boule de poil semblait hésiter sur la voie à suivre. Bien planqué derrière une carcasse de voiture, les plus observateurs purent le voir se rapprocher lentement du blessé, en maintenant toujours une distance importante.

Deux faisceaux lasers balaient sinistrement la ruelle en son centre. Descendant depuis les hauteurs des toits. Jouant un moment sur les deux corps des hommes abattus. S'élevant des toits, de sinistres cris bestiaux évoquant des hurlements de canidés.

Les détonations retentissantes des armes à feu de leurs proies ont refoulé la horde de marginaux en capuches, qui se tient à couverts aux abords de la rue et à leurs fenêtres, jetant sporadiquement des projectiles d'émeutiers qui heurtent le sol, des bouteilles qui se cassent aux abords des bennes à ordures...

L'un des faisceaux lasers remonte d'un coup sec la rue. Se braque tout proche de l'épave de voiture. Deux coups de feu assourdissants projettent des éclats de goudron du sol à l'attention du malheureux rat. La ruelle raisonne un long moment des tirs, qui couvrent l'écho des injures de la horde d'hommes aux abords de la ruelle.
Raisonne un si long moment...
Puis le silence. Un silence qui plane soudain. Autour d'eux, même les fous aboyant leurs invectives se sont tus, interdits. Solennels.
Au centre de la rue, les ombres semblent s'épaissir et se joindre, miroiter... Quelque chose d'anormal et d'insondable oeuvre au coeur même de la rue.
Un sublime instant où règne soudain un silence de crypte, les ombres forment comme une silhouette, abstraite.
Sur la main enserrée sur son Beretta, l'Homme en voir découvre un moustique. L'infime insecte semble l'étudier, sa tête avec son dard pointant vers les yeux de son interlocuteur en bougeant. L'insecte s'envole et part décrire des cercles dans l'air de la ruelle. Alors le petit groupe retranché derrière les ruelles peut découvrir un essaim d'une dizaine de ces mêmes moustiques, qui infestent l'espace entre eux.
Tandis que de nouvelles rafales mitraillent à travers la rue, Irma ne réalise pas tout de suite le paradoxe suprême pour une vampire : se faire sucer le sang du poignet par un moustique.
Verres-miroirs a un réflexe nerveux en agitant son bras armé, réalisant que tout un groupe est venu se régaler de son sang sur son poignet et la base de sa main.
Comme si l'on vient de remettre le volume, les vociférations belliqueuses des marginaux se remettent à leur être adressées à travers la ruelle.

Certains commencent à tenter audacieusement d'approcher, s'engouffrant dans la bouche de la ruelle à pas précipités vers les plus proches couverts, se préparant à charger à corps perdus à travers la distance qui les sépare des abris de leurs "proies".

Irma, armée d'un bouclier composé de morceaux de bennes métalliques savamment tordus, n'hésita pas un instant quand sa protégée s'élança à la suite de son père : elle courut à leur suite, couvrant leurs arrières.

"Aron ramène toi !" hurla-t-elle tandis que sa voix se perdait dans le bruit étourdissant des détonations.
Le nain semblait s'être ressaisi et prit les jambes à son cou, profitant du dévouement de l'homme aux verres miroirs. Il tenait à la main son pistolet, qu'il tendit à la vampire aussitôt celle-ci à portée. Mais alors qu'elle était désormais armée, elle se figea un instant sur la route, ses yeux balayant la ruelle, puis plus précisément la carcasse de voiture : mais rien ni personne ne semblait plus s'y abriter. Elle fronça les sourcils, regarda autour d'elle sans parvenir à distinguer ce qu'elle y cherchait.
Fortement ralentie par la manœuvre, elle tourna la tête pour constater que ses compagnons étaient à présent tout proche du portail.
Elle siffla à l'attention du tireur providentiel :
"On s'replie ! Bouge !"
Les deux jambes campées sur l’asphalte, à peine protégée par un couvercle de poubelle tordu, elle semblait décidée à n'abandonner personne...

Le nain courait en direction de l’homme en noir, suant, crachant, c’était peut-être sa plus belle performance athlétique. Mais il était bien trop loin encore quand l’attaquant au couteau rouillé menaça. Il réprima un grognement, se retourna pour constater qu’Irma était en possession de son arme et qu’elle n’avait pas vu la menace. Il remonta ses manches, se préparant à renverser l’agresseur de son poids, quand Roxane brandit son pistolet. Il se stoppa net. Elle tira. Une fois, deux fois, trois fois. La quatrième fut décisive.
Aron n’eut pas le temps de reprendre son souffle, et s’engouffra avec les deux miraculés dans le portail…

Irma affecta un sourire quand l’homme aux verres miroirs se décide à la rejoindre. Elle se mit entre lui et la meute, bouclier en avant, tentant tant bien que mal de les couvrir tous les deux avec la ferraille providentielle.
Dans quelques mètres, quelques mètres à peine, ils seraient en sécurité.
Du moins c’est ce qu’elle croyait.

Dans un état de semi-conscience, Irma dérivait à travers le portail. Le chemin, dans un sens ou dans l'autre, elle l'avait fait des centaines de fois. Au départ elle était effrayée, fascinée par ces distorsions spacio temporelles dont elle ne parvenait pas à comprendre le mécanisme. Mais au bout de quelques fois, elle avait simplement cessé d'y penser. Le pragmatisme est souvent la réponse aux plus grandes énigmes.
Et pourtant voilà qu'aujourd'hui, ses anciens doutes refaisaient surface. Où allait-elle ? Par quelle volonté ? Comment savait-elle qu'elle réapparaîtrait bien quelque part ?
Elle se sentait brumeuse, endormie, ensuquée. Le monde autour d'elle était flou, ouvrir les yeux était une action fatigante et pénible. Elle avait l'impression de flotter, dans un endroit où il faisait bon. Quand elle faisait l'effort de soulever une paupière, elle était immanquablement éblouie par une lumière intense. Des lumières plutôt, car elle distinguait plusieurs couleurs distinctes.
Au loin, une silhouette brune se détachait des halos lumineux. L'homme aux verres miroirs. Elle avait à peine parlé à ce type, mais elle connaissait une partie de son histoire savoir comment. Le bunker, les couloirs froids... Elle avait l'impression de l'avoir vécu à ses côtés. Ils venaient d'échapper à la mort ensemble. Une bouffée de fraternité submergea le coeur pourtant glacé de la vampire. Elle se sentait étrange, envahie par une émotivité qu'elle n'avait pas l'habitude d'accueillir en elle.
Elle se força à suivre du regard son acolyte, mais elle sentait que sa conscience repartait par petits bouts. Les souvenirs allaient et venaient avec une clairvoyance frappante. Elle se surprit à parler aux figures oniriques qu'elle rencontrait. Il faisait si bon de flotter ainsi, qu'elle avait l'impression d'être un foetus dans le ventre de sa mère. Soudain elle se réveilla, et sentit sa gorge se crisper. Quelque chose n'allait pas. L'entre-deux était beaucoup trop long. Ce portail avait quelque chose d'anormal. La silhouette de l'homme aux verres miroirs étaient devenue minuscule, tandis qu'Irma était attirée par un courant dimensionnel dans une direction contraire à la sienne. Elle étendit le bras dans sa direction, essaya de l'appeler, mais il était trop tard.
Quand la vampire se réveilla, de l'autre côté, elle était seule. Et elle n'était pas arrivée à destination.